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From La Légende de Trajan, by Gaston Paris, Extrait des mélanges publiés par l’École des Hautes Études; Paris: 1878, pp. 288-298.

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LA LÉGENDE DE TRAJAN.

III.

ORIGINE DE LA LÉGENDE.

On a reconnu, il y a longtemps1, que l’histoire de la veuve et de Trajan a pour source une anecdote rapportée par Dion Cassius à Hadrien : “Un jour, il rencontra dans la rue une femme qui lui addressa [check spelling adressa?] una requête ; il lui répondit d’abord : Je n’ai pas le temps. Elle s’écria : Alors ne règne pas! Il se retourna et lui donna audience2.” Ce trait devait frapper le peuple; on en conserva le souvenir, mais on l’attribua bientôt à Trajan. Rien n’est plus fréquent que les substitutions de ce genre, et celle-ci s’explique sans peine. Hadrien 289 ne fut pas aimé : il ne savait pas se rendre populaire. Trajan, au contraire, laissa un souvenir incomparable de grandeur, de justice, et surtout de bonté. “Tout concourut à perpétuer le souvenir de sa bonté. A chaque nouvel avènement, on souhaitait au prince d’être plus heureux qu’Auguste, meilleur que Trajan. . . Ce type d’un prince équitable et puissant, que l’esprit construit à l’aide de quelques grands faits bien constatés, ne saurait suffire à l’imagination populaire. Elle invente, ou elle emprunte ailleurs des traits caractéristiques. . . Dès le iiie siècle, on saisit autour de la personne de Trajan les traces d’un semblable travail. Tous les traits un peu remarquables de bonté lui sont attribués. Alexandre Sévère tire d’un conspirateur une vengeance généreuse accompagnée, dans l’exécution, d’une certaine espièglerie (Lampride, Sev. Alex. 49): on en fait honneur à Trajan. Lampride discute la version populaire et montre qu’elle n’est pas fondée, mais il ne se cache pas qu’il est trop tard pour ébranler cette tradition déjà invétérée. On relève un trait d’équité dans la vie d’Hadrien, on l’embellit. . . alors il devient digne de Trajan3.” La substitution avait dû se faire de bonne heure, peut-être aussi anciennement que celle dont pouvait se plaindre Alexandre Sévère dès l’époque de Lampride.

Mais d’où provient la transformation qui a fait changer de caractère à cette anecdote, et qui l’a rendue invraisemblable et romanesque? Pourquoi s’est-on représenté Trajan à cheval, au milieu de ses généreaux, partant pour une expédition, quand la suppliante le rencontre et l’arrête? Pourquoi a-t-on fait de cette femme une veuve? Pourquoi a-t-on raconté qu’elle demandait justice de la mort de son fils? C’est ce que pourra nous indiquer l’examen attentif de nos plus anciens textes. “Grégoire, dit la légende saxonne conservée dans l’ouvrage interpolé de Paul Diacre, passait un jour par le forum de Trajan, construit, comme on sait, avec une rare magnificence; il regardait les marques de la bonté de cet empereur, et il prit connaissance entre autres de cette mémorable action,” etc. Le texte de Jean est moins précis, mais il a cependant conservé la circonstance essentielle : ce fut en 290 passant par le forum de Trajan que Grégoire se ressouvint du plus beau trait de la vie de ce prince4. La tradition d’un bas-relief vu par Grégoire paraît d’ailleurs s’être conservée, car les Annales Magdeburgenses disent expressément : “In ejus foro ubi cuncta Trajani insignia facta expressa sunt, inter cetera hoc quoque mira cælatura depictum est.”

Ainsi, vers la fin du vie siècle, et déjà sans doute plus anciennement, on croyait voir représentée, sur un monument du forum de Trajan, l’action dont on lui faisait honneur, au préjudice d’Hadrien. Entre l’action et la représentation, il fallait qu’il y eût un point commun, qui avait motivé cette opinion : ce point commun ne pouvait être que la rencontre de Trajan et d’une femme. Les traits propres à la représentation passèrent ensuite à l’histoire le plus naturellement du monde. Trajan, sur le bas-relief, était à cheval, entouré de troupes : c’est donc qu’il partait pour une expédition militaire, et qu’il avait arrêté sa marche pour rendre justice à la pauvre femme. Cette femme était éplorée, elle était à genoux peut-être, elle semblait profondément émue : ce devait être une veuve, ce 291 type éternel de la faiblesse innocente et persécutée, cet objet toujours rappelé de la protection comme de la violence; et qu’avait-on pu lui faire qui la jetât dans un tel état de désespoir, et lui fît demander justice avec tant d’ardeur, si ce n’est de lui tuer sans raison son fils unique? Ainsi la légende se constitue, par des procédés simples et pour ainsi dire nécessaires; ainsi Grégoire l’avait sans doute entendu raconter dans son enfance et se la rappelait naturellement en passant dans le forum où se dressait la colonne Trajane.

Le forum de Trajan paraît avoir existé en partie jusqu’au viiie siècle5; la bibliothèque même et la basilique, à en croire des indices à la vérité, quelque peu contestables, servaient encore du temps de Grégoire6. Dans cette œuvre colossale d’Apollodore de Damas, l’art gréco-romain avait fait un suprême effort et avait atteint son apogée : la décadence commença presque aussitôt. L’imagination de ceux qui voyaient pour la première fois cet ensemble unique de monuments somptueux en était tellement frappée que plusieurs témoignages d’admiration enthousiaste sont arrivés jusqu’à nous : “Constructions gigantesques, dit Ammien Marcellin, qu’on ne peut essayer de décrire, et que les efforts des mortels ne sauraient réaliser une seconde fois7.” — “Même quand on le voit constamment, s’écrie Cassiodore, le forum de Trajan est une merveille8.” Plusieurs médailles9 nous en ont conservé le plan : nous savons qu’on y accédait par un arc triomphal. On a cru longtemps, mais à tort, que c’était cet arc qui avait été dépouillé des bas-reliefs qui ornent aujourd’hui l’arc de Constantin près du Colisée : c’est un autre monument, élevé aussi par Trajan, qui a subi ce traitement barbare10. Il est donc possible que la représentation qui nous occupe figurât sur l’une des faces intérieures de l’arc 292 en question; cependant, à vrai dire, il semble résulter des termes de la légende que saint Grégoire, quand il s’arrêta devant cette représentation, passait sur la place et non sous l’arc. On conserve au musée de Latran un bas-relief qui représente Trajan, accompagné de licteurs, adressant une allocution à des sénateurs11; ce bas-relief provient du forum Trajani et ne se trouvait certainement pas sur l’arc de triomphe. Il formait sans doute avec d’autres le revêtement d’un des murs qui entouraient l’area Trajani12. C’est là qu’il faut aussi chercher le bas-relief devant lequel s’arrêta saint Grégoire. Et que representait-il? Sans doute l’empereur à cheval, et devant lui une province conquise, figurée par une femme agenouillée, implorant sa clémence. C’est un symbolisme dont l’art romain nous offre plus d’un exemple13, notamment en ce qui concerne Trajan : nous avons plusieurs médailles de lui où la Dacie est figurée comme une femme dans diverses attitudes; l’une d’elles nous la montre même à genoux14. Qu’on se figure sur un bas-relief une scène dans ce genre; qu’on mette Trajan à cheval; qu’on l’entoure de ses principaux officiers et de ses troupes; qu’on oppose à toute cette grandeur, à cette puissance éclatante, la figure isolée, douloureuse, prosternée de la femme suppliante, et on aura la scène qu’interprétaient comme nous l’avons lu les Romains du vie siècle. Plus d’un des tableaux de la colonne Trajane pourrait, en y changeant peu de chose, donner lieu à une interprétation semblable15.

Ce n’est pas la première fois qu’on explique à peu près comme je viens de le faire l’origine de notre légende16, mais 293 on ne s’est pas attaché autant qu’il aurait fallu à cette circonstance essentielle que Grégoire, d’après les anciens récits, en aurait vu le sujet représenté sur un monument du forum Trajani. M. de Rossi, grand connaisseur assurément de Rome antique et chrétienne, est tombé à ce propos dans une erreur qui me paraît évidente : parlant du bas-relief que Dante vit dans le Purgatoire et où était représenté Trajan écoutant la veuve, il ajoute : “Ce relief n’était pas imaginaire, mais réel; il ne se trouvait pas dans l’autre monde, il était sculpté sur un arc triomphal élevé presque en face du Panthéon d’Agrippa. C’est ce que nous indique l’auteur inconnu du petite livre intitulé Mirabilia urbis Romæ, et il en décrit l’aspect de telle manière que ce sont pour ainsi dire ses paroles versifiées que nous lisons dans la Divine Comédie. La sculpture qui faisait l’ornement de cet arc représentait certainement une nation vaincue suppliante, demandant merci à l’auguste vainqueur. L’imagination ignorante des hommes du moyen âge y crut voir la famous légende de Trajan, tout à fait digne d’être enregistrée, avec tant d’autres contes, dans le livre barbare des Mirabilia17.” Il y a dans ces paroles plusieurs erreurs ou inexactitudes : la forme de la légende qu’offrent les Mirabilia n’est pas celle qu’a connue Dante (voy. ci-dessus), et une différence essentielle, qui aurait dû frapper le savant antiquaire, c’est que les Mirabilia représentent l’empereur sur un char; Dante, au contraire, d’accord avec toute la tradition, à cheval. En second lieu, M. de Rossi aurait dû faire attention que cette histoire n’apparaît pas dans les Mirabilia avant les manuscrits du xive siècle, où elle a été interpolée; j’ai d’ailleurs montré plus haut qu’elle appartient à un développement de la légende relativement récent. Ce texte dit, en effet, après avoir parlé des arcs de triomphe : “Sunt præterea alii arcus qui non sunt triumphales sed memoriales, ut est arcus Pietatis ante Sanctam Mariam Rotundam, ubi cum esset imperator paratus in curru,” etc. Mais quelle valeur peut avoir ce témoignage si 294 récent, et, si je ne me trompe, absolument unique18, en faveur d’un monument que l’interpolateur paraît avoir introduit là fort gauchement, et uniquement pour servir de prétexte à l’histoire qu’il voulait raconter? Remarquons, d’ailleurs, qu’il ne dit nullement que l’entretien de l’empereur (il ne sait même pas son nom!) et de la veuve avait été représenté sur cet arc prétendu; il dit que l’arc fut élevé en souvenir de cette action. Il n’y a donc pas lieu, à mon avis, de s’arrêter à la conjecture de M. de Rossi, et de faire des fouilles devant la Rotonde avec l’espoir de retrouver des vestiges de l’arc de la Piété et peut-être même le bas-relief décrit par Dante19.

Une autre hypothèse, présentée par un écrivain fort distingué, mais parfois peu exact, est encore moins acceptable, bien qu’elle ait le mérite de nous ramener au forum de Trajan. “Le regard de Grégoire, dit M. Gregorovius en prétendant résumer la légende du viiie siècle20, s’arrêta sur un groupe de bronze qui représentait Trajan à cheval, et devant lui une femme à genoux21.” Il n’est dit un mot, ni dans Paul ni dans Jean, d’un groupe de bronze, et le spirituel historien de la ville de Rome substitue un peu trop librement son imagination aux textes22. Ayant ainsi préparé le terrain, il reconnaît 295 naturellement ce “groupe de bronze” dans le statue équestre de Trajan qui ornait le milieu du forum. Il y a à cela une première difficulté, c’est que cette statue n’était accompagnée d’aucune figure de femme à genoux. Nous en avons la représentation sur une médaille : l’empereur, comme dans la statue pédestre qui figurait au sommet de la colonne, tenait une lance de la main droite et portait dans la main gauche étendue une petite victoire23. Puis il est fort peu probable que la statue de Trajan ait encore orné son forum à l’epoque de saint Grégoire : nous savons que, plus tard, elle se trouvait à Constantinople24, et il est vraisemblable que, comme d’autres monuments romains, elle fut enlevée et transportée à Byzance du temps de Justinien.

Il faut donc s’en tenir à l’idée d’un bas-relief, qu’un heureux hasard fera peut-être retrouver, où se voyait une scène symbolique telle que je l’ai supposée. Cette scène, en devenant aux yeux du peuple la représentation de l’histoire de Trajan et de la solliciteuse, transforma à son tour cette histoire à son image. Que penser maintenant de l’anecdote relative à saint Grégoire? Je suis fort disposé à la croire authentique. Grégoire n’était pas un savant, tant s’en faut; il interprétait comme tout le monde alors le bas-relief devant lequel il passait souvent en allant du Latran à Saint-Pierre, et rien ne s’oppose à ce que son âme, naïve et tendre malgré son ardeur et son activité prodigieuse, ait été émue à cette terrible pensée, que tant de chrétiens ont peine à regarder en face : la damnation irrémissible des infidèles, même vertueux. Qu’il ait, sous l’empire de cette émotion, prié pour Trajan25, qu’il ait cru, dans une vision, entendre une voix qui lui disait qu’il 296 était exaucé, c’est ce qui ne me semble pas plus impossible qu’aux auteurs des Acta Sanctorum. On objecte qu’il a enseigné lui-même qu’il ne faut pas prier pour les infidèles; on pourrait objecter aussi que cette tendresse pour l’âme d’un païen est étrange dans le cœur de l’homme qui gourmandait si sévèrement un évèque pour avoir lu et enseigné Virgile, et qui a constamment manifesté une telle aversion pour ce qui, de près ou de loin, pouvait rappeler l’époque de l’idolâtrie. Mais l’homme est plein de contradictions, et Grégoire surtout en offre plus d’une à qui étudie sa vie et son œuvre : “Esprit mystique et contemplatif, a dit un excellent critique, il s’abandonnait aux impulsions du moment, et ces impulsions étant souvent contradictoires, il en résultait un certain décousu dans sa conduite26.” Le même homme qu’indignait Virgile a donc pu pleurer sur Trajan. Son attendrissement dans cette circonstance rappelle celui qu’il éprouva en voyant pour la première fois des enfants angles, qu’on vendait à Rome comme esclaves: “Ce sont des anges, dit-il, et non des Angles! Hélas! quelle douleur de songer que le prince des ténèbres possède ces visages lumineux!” Et il s’occupa de convertir la Bretagne. L’impression de justice et de puissance qui se dégageait, pour son esprit, de la contemplation du bas-relief impérial le frappa d’autant plus, qu’il se sentait vivre dans un temps bien différent de celui dont les monuments magnifiques du forum Trajani attestaient la splendeur et la majesté. Grégoire, qui passait sa vie à défendre des violences le troupeau qui lui était confié, Grégoire, sans cesse abandonné par la protection impuissante des Césars byzantins, se prit à rêver à ce que pourrait être le monde si un Trajan unissait la soumission à l’Église à tant de gloire et de vertu. Il pleura devant Dieu et sur son temps, qui n’avait pas de Trajan, et sur Trajan, qui n’avait pas connu la vérité; il se persuada qu’il l’aurait aimée comme la justice s’il l’avait connue; il osa demander à Dieu de faire pour lui, en considération de cet acte magnanime, où il avait laissé un si bel exemple aux rois, une exception à ses décrets. Que se passa-t-il alors? Sans doute il crut entendre une voix lui dire qu’à sa prière l’âme de Trajan était délivrée, et il ne 297 s’étonna pas de cette réponse divine à sa méditation et à ses pleurs. Certains traits de sa biographie nous montrent qu’autour de lui on le croyait en relations habituelles et familières avec le ciel, et il paraît n’avoir pas trop découragé cette croyance. Il est donc fort possible qu’il ait raconté à quelque témoin de ses larmes, par exemple au diacre Pierre, son confident ordinaire27, la vision qui l’avait consolé, et que celui-ci l’ait redite à son tour, comme il raconta l’histoire de la colombe céleste qu’il avait vue dicter à Grégoire ses écrits. Mais il est possible aussi que le pape ait eu plus tard des remords de cette infraction aux lois de l’Église, qu’il en ait demandé pardon à Dieu et qu’il ait vu dans la continuité de la maladie dont il souffrait une expiation de sa témérité.





L’intérêt de l’étude qu’on vient de lire est surtout de mettre en lumière le développement d’une légende, non pas précisément dans le peuple, mais dans ce public à moitié instruit qui est seul propre à conserver et à amplifier les fables historiques. Née d’un fait réel, qui honore Hadrien, transportée à Trajan par une usurpation comme les riches, même involontairement, en commettent sur les pauvres, transformée une première fois sous l’influence d’une de ces interprétations populaires auxquelles les œuvres d’art ont si souvent donné lieu, l’histoire de la justice de Trajan, une fois que l’intêrêt qu’elle avait inspiré à saint Grégoire l’eut conservée pour le moyen âge littéraire, se modifia de différentes façons, mais toujours dans une direction logique et explicable. On la rendit plus chrétienne en amplifiant le dialogue; on la rendit plus dramatique en plaçant Trajan entre son devoir de juge et son amour de père; on la confondit avec l’histoire de Zaleucus, où ces deux mobiles étaient également en lutte. L’imagination de Dante, retrouvant à son insu l’une des étapes les plus importantes qu’elle avait parcourues, s’en empara pour un tableau saisissant que Delacroix a cru reproduire en le transformant. 298 D’autre part, l’intercession de saint Grégoire, contraire au dogme rigoureux, a charmé les uns, étonné, scandalisé les autres; les théologiens l’ont adoucie, expliquée ou niée; les légendaires l’ont insensiblement travestie, jusqu’à donner à leur récit l’apparence d’un conte d’enfant. Grâce aux larmes de Grégoire, l’âme de Trajan n’a sans doute pas été tirée de l’enfer, mais sa mémoire a bien réellement été tirée des gouffres d’oubli où l’antiquité tout entière avait sombré pour le moyen âge, elle a reçu, pendant des siècles, l’admiration à laquelle elle avait droit sans qu’on le sût, et deux fois, par la lyre et le pinceau, l’hommage glorieux du genie28.

Notes

 1  Je ne sais quel érudit est le premier à l’avoir fait. Chacon signale déjà ce rapprochement, mais, convaincu de l’authenticité de l’historie relative à Trajan, il est porté à croire que c’est par confusion ou malveillance que Dion l’a transportée, en l’altérant, à Hadrien.

 2  Dion, LXIX, 6. Il est curieux qu’un trait presque identiquement pareil soit raconté de Saladin. Voici comment le rapporte Reinaud (Bibl. Des Croisades, IV, 318) : “Une autre fois, pendant qu’il délibérait avec ses généreaux, une femme lui présenta un placet; il lui fit dire d’attendre. Et pourquoi, s’écria cette femme, êtes-vous notre roi, si vous ne voulez pas être notre juge? Elle a raison, répondit le sultan. Il quitta aussitôt l’assemblée, s’approcha de cette femme, et lui accorda ce qu’elle désirait.” Reinaud ne dit pas de quel auteur il tire cette anecdote, qui ne se trouve pas dans Beha-Eddin, comme on pourrait le croire par le contexte. M. Defrémery, qui a bien voulu s’assurer pour moi de ce point, pense cependant que l’histoire est authentique et puisée dans le récit d’un auteur contemporain. Sans cela on pourrait croire à un emprunt : Saladin, ainsi que Trajan, a été considéré comme un type de souverain justicier, et on sait que les chrétiens ont essayé aussi de croire au salut de son âme.

 3  C. de la Berge, Essai sur le règne de Trajan, p. 292.

 4  Les paroles du traité grec attribuées à saint Jean Damascène sont fort obscures : (Greek). Les traducteurs latins rendent (Greek), ce qui ne veut pas dire grand’chose. Hugo d’Eteria, qui suivait, comme on l’a vu (p. 281, n. 2), le text grec, dit : (Greek). Il semble donc que quelques mots comme (Greek). Godefroi de Viterbe parle aussi d’un pont (voy. ci-dessus, p. 263, n. 3), ce qui indique une source commune : il est vrai que ce pont est ici la scène de l’action de Trajan et non de l’émotion de Grégoire, mais cela revient à peu près au même. Salmeron et Chacon donnent, comme texte de Jean Damascène, cum per forum Trajani, lapidibus stratum, iter faceret. Ces deux auteurs ont-ils suppléé [???} ex ingenio les mots forum Trajani? C’est peu probable, car ils sont indépendants l’un de l’autre. Il faut donc qu’ils aient eu sous les yeux la même traduction latine du traité attribué à Jean de Damas, mais dans cette traduction les mots en question étaient peut-être interpolés. Le pont dont il s’agit ici paraît d’ailleurs être le pont Saint-Ange, construit par Hadrien, et peut-être le text grec nous a-t-il conservé une forme particulière du récit, où saint Grégoire aurait songé à Trajan en passant sur ce pont : il est probable que la tradition populaire attribuait à Trajan cet ouvrage fort admireé, dépouillant encore ici son successeur à son profit.

 5  L’anonyme d’Einsiedeln, dont le ms. est de cette époque, le mentionne (Urlichs, Codex topogr., p. 74).

 6  Fortunat. Carm. III, 23; Gregorovius, Geschichte der Stadt Rom, t. II. p. 85.

 7  XVI, 10.

 8  Var. VII, 6. — Voyez la description de ce forum, ainsi que les témoignages des anciens et l’indication des événements dont il fut le témoin, dans C. de la Berge, Essai sur le règne de Trajan, p. 93.

 9  Voy. C. de la Berge, l. l.

10  Voy. C. de la Berge, p. 95.

11  Benndorf et Schœne, Die antiken Bildwerke des lateran. Museums (Leipzig, 1867), no 28.

12  Voy. C. de la Berge, l. l.

13  On a de nombreuses médailles d’Hadrien, où une province, une nation vaincue, sont à genoux devant lui.

14  Voy. Cohen, Médailles impériales, Trajan, no 355.

15  On peut encore comparer plusieurs médailles de Trajan où le cheval qu’il monte et qui galope va fouler aux pieds un Dace suppliant.

16  “Il racconto di Trajano e della vedova, immortalato da Dante, esisteva già prima d’ esser riferito a Trajano. Probabilmente però un bassorilievo d’ arco trionfale rappresentante quell’ imperatore trionfante a cavallo, e dinanzi a lui la provincia sottomessa, in sembianza di donna in ginocchio, fece attribuir quel racconto a Trajano.” Je suis presque tout à fait d’accord avec ces paroles de M. Comparetti (Virgilio nel medio evo, II. 68); je ferai seulement remarquer que, d’après moi, le récit n’existait pas tel quel avant d’être attribué à Trajan; en outre, je ne pense pas que la scène ait été représentée sur un arc de triomphe.

17  Bulletino di corrispondenza archeologica, 1871, p. 6.

18  M. de Rossi dit en note qu’il parlera plus en détail de cet arc à une autre occasion; c’est une promesse que jusqu’à présent il n’a pas tenue.

19  Notons qu’en parlant de “l’imagination des hommes du moyen âge”, l’auteur semble donner à la légende une date trop moderne : elle remonte au moins au vie siàcle.

20  “Au temps de Paul Diacre, qui raconte la légende, ainsi au viiie siècle,” dit ailleurs l’auteur. Il n’a pas distingué les éléments qui entrent dans la Vita Gregorii de Paul; il aurait vu que la légende saxonne, qui sert de base à cette partie de la Vita, est du viie siècle, et qu’elle suppose l’existence du récit sur Trajan dès le vie siècle.

21  Geschichte der Stadt Rom, t. II, p. 86.

22  Peut-être a-t-il été influencé par la discussion de Baronius avec Chacon, qui raconte en effet, comme s’il le trouvait dans ses sources, que l’action de Trajan fut, par ordre du sénat, représentée sur son forum par une statue de marbre ou de bronze. Le commentateur anonyme de Dante publié par M. Fanfani (voy. ci-dessus, p. 271, n. 1) dit, sans plus de fondement, que saint Grégoire vit l’histoire peinte dans un temple. Buti (voy. ci-dessus, p. 283, n. 1) rapporte que “per questa iustizia fu fatta la statua di Traiano ne la piassa, come fece iustizia a la vedova;” et c’est là, sans doute, la source plus ou moins directe de l’assertion de Chacon.

23  C. de la Berge, l. l.

24  C. de la Berge, l. l.

25  “Trajan, dit M. Pingaud (La politique de saint Grégoire le Grand, Paris, 1872, p. 210), était digne d’être admiré par Grégoire, et il ne faut pas s’étonner si, dans la tradition populaire, le saint pontife a demandé à Dieu pour un aussi bon prince l’entrée du ciel des chrétiens.” Baronius et Bellarmin n’en jugeaient pas ainsi; mais c’est se tromper que de croire que Grégoire ait admiré ou même connu les qualités du Trajan historique. Il est encore moins juste d’attribuer les larmes du pape à “un élan de fierté patriotique.” De semblables idées étaient bien étrangères à l’esprit des hommes d’alors et surtout de Grégoire.

26  M. Reuss, dans la Revue critique, 1872, t. II, p. 285.

27  Il lui en raconte bien d’autres dans ses Dialogues. Il est vrai que les miracles qui en remplissent toutes les pages ne se font pas par lui, mais par les saints dont il rapporte les vertus; mais comment l’homme qui croyait tout cela aurait-il douté que Dieu pût communiquer avec lui?

28  La légende de Trajan a été étudiée plus d’une fois, notamment par Massmann et par MM. A. d’Ancona, Oesterley et R. Köhler; j’ai trouvé dans leurs travaux les indications les plus utiles. — Je ne prétends pas avoir réuni ici tous les passages relatifs à notre légende dans les auteurs du moyen âge : il y en a certainement que je n’ai pas connus; il y en a (par exemple, saint Antonin, Jacques-Philippe de Bergame, etc. parmi les théologiens; Scot, Durand de Saint-Pourçain, etc. parmi les historiens) qui, vu leur date ou leur caractère, ne méritaient guère d’être cités; enfin, il y en a dont j’ai connu l’existence et que je n’ai pu vérifier (par exemple, le Rosarium de Bernardinus de Bustis et le Selentroist cités par M. Oesterly, ou le passage d’Hugues de Saint-Victor donné par Preuser avec une fausse indication). — Je dois remercier, en terminant, MM. les employés de la Bibliothèque nationale, dont l’inépuisable obligeance m’a facilité des recherches et des vérifications souvent malaisées.






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